• Un double crime dans un théâtre d’ombres

    SI TAYEB EL-WATANI DE NACER BOUDIAF

    SI TAYEB EL-WATANI DE NACER BOUDIAF

    Un double crime dans un théâtre d’ombres

    Cinq ans après sa première publication en France, en 2011, le livre Si Tayeb El-Watani est enfin réédité en Algérie par Tafat Editions. L’émotion que procure sa lecture est poignante, tant Nacer Boudiaf a mis toute son âme dans sa tenace recherche de la vérité.

    l’auteur a réalisé un patient travail de mémoire, d’enquête, de recoupement et d’analyse. Un travail d’une grande lucidité, où le fils aîné de Mohamed Boudiaf revient sur ce qu’on avait dit et ce qu’on avait tu sur son père : son parcours, son retour en Algérie, son entourage, son assassinat, l’enquête qui a suivi et le procès de son présumé assassin, son projet de société, etc. le livre est riche d’informations factuelles, d’anecdotes, de réponses courageuses aux questions que l’opinion publique se pose, en même temps qu’il donne la représentation la plus complète possible du portrait moral de l’un des pères de la Révolution du 1er Novembre 1954. Tout cela met le lecteur en état de découvrir des détails authentiques, de voir plus clair, de comprendre, de discerner le vrai du faux. Ce qui distingue également l’ouvrage, c’est sa lisibilité et l’intérêt humain du texte, deux concepts essentiels au confort de lecture et qui permettent d’intéresser un large public. Structuré en une dizaine de chapitres, le livre est préfacé par Me AliYahia Abdennour qui, en quelques pages d’une logique implacable, résume parfaitement la grandeur puis le destin tragique de Mohamed Boudiaf. Il écrit dans son texte de présentation : «Boudiaf est un homme solitaire, ombrageux, inflexible sur les principes mais peu ouvert au dialogue, jaloux et prisonnier de sa liberté. Il ne voulait pas observer la réalité de la présidence, mais descendre sur le terrain, agir avec cœur et raison, faire un travail de sensibilisation (...). Il s’était fixé trois objectifs : intensifier la lutte contre le FIS, combattre la corruption, créer un parti, le Rassemblement patriotique national (RPN) qui épaulerait son action. l’assassinat du président Mohamed Boudiaf a eu lieu le 29 juin 1992 à Annaba. le peuple algérien a été bouleversé par sa mort en direct sur le petit écran. l’homme a retrouvé sur son lit de mort sa grandeur et sa véritable dimension politique (...). la responsabilité d’un clan au sommet de l’état dans l’assassinat du président Boudiaf était une dérive fatale, un piège inéluctable, issus d’un terreau idéologique qui explique les calculs à courte vue de la realpolitik.» Boudiaf avait écrit une page glorieuse de l’histoire de l’Algérie. le 29 juin 1992, les partisans de l’échec, du renoncement, de la rapine et de la destruction sont passés à l’acte pour maculer cette page d’histoire. «Il faut un événement important pour faire le fond d’une tragédie ; il faut une fable riche de matière», disait, en son temps, le critique Emile Faguet. Justement, Nacer Boudiaf n’a jamais voulu croire à la fable de «l’acte isolé». Il n’a pas l’intention de tourner la page noire que d’aucuns cautionnent par leur «silence complice». Il affirme mener un double combat — pour la vérité et contre l’impunité — depuis début juillet 1992. Mais en solitaire «face à l’hydre à mille têtes». Il écrit dans le dixième chapitre : «Déjà le 1er juillet 1992, c’est-à-dire 3 jours après ‘’l’acte isolé’’, j’avais déclaré à la Radio nationale Chaîne III :’’ l’Assassinat du président Boudiaf est un crime commandité et préparé à l’avance. Il faut qu’on sache la vérité, que tout le monde sache la vérité, que tout le monde sache qui l’a tué et pourquoi il l’a tué’’.» Plus loin, Nacer Boudiaf explique les raisons de son acharnement dans la recherche de la vérité : «Si je mène aujourd’hui ce combat contre l’impunité, c’est tout simplement parce que mon père n’a rien demandé pour se retrouver pré- sident du HCE et à ce titre chef d’état en Algérie. Il n’a ni bourré les urnes ni fomenté un coup d’Etat. Il était heureux dans sa retraite d’exilé. Il avait atteint l’âge de 72 ans et aspirait tout simplement à finir sa vie paisiblement entre les siens, loin des turpitudes, manigances, magouilles et complots de la politique. Il est revenu, comme il l’a très souvent répété, en réponse à l’appel du devoir. Il a fait confiance aux premiers responsables du pays. Il a été bien récompensé.» Et puis, il y a toutes ces lettres ouvertes «que j’adresse aux anciens et nouveaux dirigeants du pays qui ne m’opposent à ce jour qu’un inqualifiable silence». le combat continue parce que, aussi, Nacer Boudiaf se culpabilise d’une certaine façon : «Quand Ali Haroun a été instruit par les patrons de l’armée de faire appel à Si Mohamed Boudiaf, M. Haroun m’a utilisé pour le premier contact entre lui et mon père. De ce fait, je me sens psychologiquement coupable d’avoir participé à son retour et donc à sa fin dramatique. Ne serait-ce que pour cela, je suis décidé à poursuivre mon combat jusqu’au bout.» le livre Si Tayeb El Watani, l’espoir assassiné constitue, en quelque sorte, une étape importante dans l’action entreprise depuis juillet 1992. Nacer Boudiaf avait besoin de cette halte salutaire consacrée à l’acte d’écriture. Pour faire le bilan de la situation. Accomplir un travail de rétrospection le plus détaillé et le plus objectif possible signifie, ici, dire les choses d’une façon tout à fait nette et sans l’équivoque qui peut prêter à confusion. l’auteur raconte une histoire dont rien n’est inventé, avec des personnages réels et qu’il cite nommément (dont les hauts gradés de l’armée et tous ceux qui gravitaient autour de Mohamed Boudiaf), sans jamais hésiter à appeler un chat un chat et dire ce qu’il en pense vraiment. la reconstitution de la vérité — tant historique, avec l’évocation de faits très précis et fidèles, qu’à travers les nombreux micmacs observés dans le marigot politique — est rendue dans un style de narration clair, direct. Nacer Boudiaf y exprime toute sa sensibilité en usant de mots simples et concrets. Et toujours cette nuance d’ironie dans le ton, cet humour narquois qui fait voir au lecteur des personnages connus mais si différents de ce qu’ils font semblant d’être. Car le livre est aussi un voyage à l’inté- rieur du «système».  Un billet pour un théâtre d’ombres, de marionnettes... Sans compter les situations où le ridicule le dispute à l’absurde. Première cocasserie, d’une étrangeté tragicomique. Elle est rapportée dans la page dédicace, juste avant la préface : «Incroyable mais vrai ! Pendant que Mohamed Boudiaf arrivait à Alger pour assumer les hautes fonctions de chef d’Etat, en qualité de président du Haut-Comité d’Etat (HCE), il était encore fiché comme interdit de séjour en Algérie par les services de la Police algérienne des frontières (PAF)...» Ainsi va l’Algérie, du moins celle de l’usurpation de la partie mauvaise sur la bonne. Une iniquité flagrante, révoltante, commise contre un homme qui refusait l’imposture et le mensonge. «Un homme, Nacer, est celui qui se trace une voie et qui s’y maintient. J’aurais pu, comme la multitude de profiteurs et de tricheurs qui se bousculent pour se placer et vivre monstrueusement des deniers publics dans le luxe et la servilité en tournant le dos au devoir et à la rectitude. J’ai refusé, et tant qu’il me reste un souffle de vie, je dirai non à cette issue. Un jour viendra où la vérité se fera jour dans les esprits et ce jour-là notre pays reprendra sa marche dans le sens de son histoire faite de gloire et d’honneur», écrit Mohamed Boudiaf dans une lettre envoyée à son fils aîné et datée du 18 avril 1978.  Publiée en guise d’avant-propos, cette missive chargée de tendresse révèle à elle seule l’homme au caractère bien trempé et qui, à son retour, allait opérer une sorte d’osmose avec son peuple retrouvé. En revenant sur les faits notables qui ont jalonné le parcours de «l’homme de Novembre» (titre du préambule), Nacer Boudiaf rappelle combien la stature, le charisme et la parfaite intégrité de l’homme simple seront déterminants : le peuple algérien pouvait enfin renouer avec l’espoir.  «C’est en ayant clairement identifié ce qui manque à l’Algérie de 1992, que mon père est revenu au pays après tant d’années d’exil, pour retrouver une Algérie soufflée par un cataclysme», note-t-il à la fin du préambule. les dix chapitres qui vont suivre récapitulent les faits, les évènements tels qu’ils se sont déroulés de décembre 1990 à mai 1995 (date du procès Boumaârafi), et jusqu’aux prolongements actuels de l’assassinat (les derniers développements de la scène politique, le combat que mène toujours le fils de Boudiaf). A ce titre, le témoignage de Nacer Boudiaf, sa version des faits, le travail d’investigation mené et qu’il raconte dans son livre sont d’une importance capitale «pour la vérité historique très souvent occultée». le portrait moral des officiers supérieurs, des hommes influents du pouvoir et de l’entourage du pré- sident Mohamed Boudiaf est tracé sans fard. Chacun en prend pour son grade, civil ou militaire.  le lecteur découvre le jeu trouble qui se met en place. Comme dit l’adage : trop beau pour être honnête. l’auteur présente un remarquable échantillon de gens sans le moindre état d’âme, qu’ils soient les indéboulonnables galonnés, les carriéristes du sérail ou les opportunistes de la politique. les «Quelques affaires» (chapitre troisième) auxquelles Mohamed Boudiaf avait fait face (Hadj Bettou, le D15, le Sahara occidental, les magistrats faussaires, les fuites du bac) sont édifiantes à cet égard. Nacer Boudiaf met alors le doigt sur la plaie : «En plus de la crise politique dans laquelle mon père avait retrouvé l’Algérie, il devait également faire face à la gangrène de la corruption. Pour la première fois depuis l’indépendance, un chef d’Etat algérien, en fonction, dénonce publiquement ce qu’il a appelé ‘’la mafia politico-financière’’ que personne ne dénonce de nos jours.» l’homme du 1er Novembre «finit par proposer, dans la plateforme du RPN, un projet de société qui peut sortir l’Algérie de la crise multidimensionnelle dans laquelle elle se débat depuis l’indépendance». Malheureusement pour lui, «en signant l’appel du 8 juin 1992, invitant le peuple à créer un contrepouvoir, Mohamed Boudiaf avait signé son arrêt de mort» (chapitre quatrième, «le projet de société»). Pour conclure, le lecteur aura toute latitude de trouver réponse à cet axiome classique : à qui profite le crime ? Pour sa part, Nacer Boudiaf donne à lire un remarquable travail de recherche qui informe et fait réfléchir longuement.  C’est aussi un cri du cœur, celui du respect et de l’amour filial, et un hommage au patriote qui avait rencontré son peuple. Tous ceux et celles qui ne supportent pas d’avaler des couleuvres devraient vite lire cet ouvrage, au moins pour ne jamais oublier l’homme et se dire que le double crime d’assassinat et de l’oubli demande justice.

    Hocine T.

    Nacer Boudiaf Si Tayeb ElWatani, l’espoir assassiné, Tafat Editions 2016, 230 pages, 500 DA 

    « Les éternelles fuites d'eau »
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