• Manifeste des 121

    Algérie, Manifeste des 121. «Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie»
    Par Jean-François SIRINELLI — 12 janvier 1998 à 22:16
    1960. Cet appel, qui prône la désobéissance militaire et l'indépendance de l'Algérie, est l'un des plus célèbres brûlots du siècle. Il fut d'emblée censuré.
     
    Algérie, Manifeste des 121. «Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie»
    «Un mouvement très important se développe en France, et il est

    nécessaire que l'opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d'Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s'est ouverte il y a six ans.

    De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s'être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d'hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu'ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s'est affirmée et qu'il importe de ressaisir, quelle que soit l'issue des événements.

    Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C'est une guerre d'indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature? Ce n'est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n'a été menacé. Il y a plus: elle est menée contre des hommes que l'Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l'être. Il ne suffirait même pas de dire qu'il s'agit d'une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l'équivoque persiste.

    En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l'Etat a d'abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d'accomplir ce qu'il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s'est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu'elle exige d'être enfin reconnue comme communauté indépendante.

    Ni guerre de conquête, ni guerre de "défense nationale, ni guerre civile, la guerre d'Algérie est peu à peu devenue une action propre à l'armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l'effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.

    C'est, aujourd'hui, principalement la volonté de l'armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l'ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d'une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l'ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d'une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe?

    C'est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d'obligations traditionnelles. Qu'est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse? N'y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la "trahison signifie le respect courageux du vrai? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l'utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l'armée s'affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l'armée ne prend-elle pas un sens nouveau?

    Le cas de conscience s'est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d'insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d'aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d'ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d'action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d'opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.

    Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l'aventure individuelle, considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent: ­ Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.

    Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.

    La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.»

    Signataires: Arthur Adamov, Robert Antelme, Georges Auclair, Jean Baby, Hélène Balfet, Marc Barbut, Robert Barrat, Simone de Beauvoir, Jean-Louis Bedouin, Marc Begbeider, Robert Benayoun, Maurice Blanchot, Roger Blin, Arsène Bonnafous-Murat, Geneviève Bonnefoi, Raymond Borde, Jean-Louis Bory, Jacques-Laurent Bost, Pierre Boulez, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Georges Condominas, Alain Cuny, Dr Jean Dalsace, Jean Czarnecki, Adrien Dax, Hubert Damisch, Bernard Dort, Jean Douassot, Simone Dreyfus, Marguerite Duras, Yves Elleouet, Dominique Eluard, Charles Estienne, Louis-René des Forêts, Dr Théodore Fraenkel, André Frénaud, Jacques Gernet, Louis Gernet, Edouard Glissant, Anne Guérin, Daniel Guérin, Jacques Howlett, Edouard Jaguer, Pierre Jaouen, Gérard Jarlot, Robert Jaulin, Alain Joubert, Henri Krea, Robert Lagarde, Monique Lange, Claude Lanzmann, Robert Lapoujade, Henri Lefebvre, Gérard Legrand, Michel Leiris, Paul Lévy, Jérôme Lindon, Eric Losfeld, Robert Louzon, Olivier de Magny, Florence Malraux, André Mandouze, Maud Mannoni, Jean Martin, Renée Marcel-Martinet, Jean-Daniel Martinet, Andrée Marty-Capgras, Dionys Mascolo, François Maspero, André Masson, Pierre de Massot, Jean-Jacques Mayoux, Jehan Mayoux, Théodore Monod, Marie Moscovici, Georges Mounin, Maurice Nadeau, Georges Navel, Claude Ollier, Hélène Parmelin, José Pierre, Marcel Péju, André Pieyre de Mandiargues, Edouard Pignon, Bernard Pingaud, Maurice Pons, J.-B. Pontalis, Jean Pouillon, Denise René, Alain Resnais, Jean-Francois Revel, Paul Revel, Alain Robbe-Grillet, Christiane Rochefort, Jacques-Francis Rolland, Alfred Rosmer, Gilbert Rouget, Claude Roy, Marc Saint-Saëns, Nathalie Sarraute, Jean-Paul Sartre, Renée Saurel, Claude Sautet, Jean Schuster, Robert Scipion, Louis Seguin, Geneviève Serreau, Simone Signoret, Jean-Claude Silbermann, Claude Simon, René de Solier, D. de La Souchère, Jean Thiercelin, Dr René Tzanck, Vercors, J.-P. Vernant, Pierre Vidal-Naquet, J.-P. Vielfaure, Claude Viseux, Ylipe, René Zazzo.

    Publié à l'étranger («Tempo presente», «Neue Rundschau»), ce texte devait initialement paraître dans le n°4 du périodique «Vérité-Liberté» (septembre-octobre 1960) et «les Temps modernes» (octobre 1960), mais la censure s'y opposa: «le Monde» en signala toutefois l'existence dès le 6 septembre et donna la liste complète des signataires le 30 septembre.

    Une Arlésienne radicale Le «Manifeste des 121» est l'un des textes les plus connus de l'histoire des intellectuels. Le fait est doublement singulier. D'une part, parce qu'il est sur le moment une sorte d'Arlésienne: il est largement commenté, mais non publié. Ou, plus précisément, il est saisi. C'est le cas du périodique Vérité-Liberté, dont le gérant fut inculpé de provocation de militaires à la désobéissance, ou des Temps modernes, qui parut avec deux pages blanches en lieu et place du texte. D'autre part, ce manifeste n'est pas, tout compte fait, le plus fourni, en cet automne 1960, parmi ceux qui prennent parti pour l'indépendance de l'Algérie. Enseignement public, l'organe de la FEN, publie ainsi une bien plus imposante pétition, qui réunit aussi bien Roland Barthes, Georges Canguilhem et Jean Guéhenno que Jean-Marie Domenach, Vladimir Jankélévitch, Claude Lefort, Edgar Morin ou Paul Ricoeur. Il n'empêche. Le «Manifeste des 121», par ses positions plus radicales, fait l'événement. Une contre-pétition d'intellectuels de droite réunit plusieurs centaines de noms, jeunes universitaires ou académiciens établis, de Pierre Chaunu à Pierre Gaxotte et d'Antoine Blondin à Jules Romains: elle stigmatise cette «cinquième colonne» attaquant «notre pays» et «l'Occident». Cette guerre de pétitions est à l'image de la place alors occupée par la guerre d'Algérie dans le débat. Avec, en toile de fond, cette question rétrospective et complexe: quel a été, au bout du compte, le poids des mots des intellectuels dans le déroulement et le dénouement du conflit algérien? J.-F. S.

    Jean-François SIRINELLI

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