• Insurrection de 1871: histoire d'une "khouannerie" de Mechtras à Draa-El-Mizan.

    DRA EL-MIZANE (8 avril-5 mai.)

    Situation politique du cercle de Dra-el-Mizane, au commencement d’avril. — L’oukil du tombeau de Ben-Abderrahmane-Bougoubrine. — Lettre du bachagha Moqrani — Les reqqab de Chikh-el-Haddad à la réunion d’Alma-Dinar (11 avril). — Nefra, sur le marché de Boghni (16 avril). — Pillage et destruction de l’usine à huile de Boghni (19 avril). — Marche de Mahmed-El-Djaadi sur Dra-el-Mizane. — Le miracle de Bougouberine. — Défection des Nezlioua. — Prise et destruction de Dra-el-Mizane ; retraite dans le bordj. — Blocus du bordj, du 20 avril au 6 mai. — Les deux canons de Boghni (27 avril).

    Au commencement d’avril, la situation était encore relativement bonne dans le cercle de Dra-el-Mizane, et, bien que les indigènes se fussent armés et groupés par soff, personne ne s’attendait à une insurrection de ce côté. Les anciennes tribus makhzène des Abid, Nezlioua, Harchaona, paraissaient sûres ; leurs chefs n’étaient pas des personnalités politiques, mais d’anciens mokhaznya rompus à l’obéissance et n’ayant contre nous aucun grief de nature à les inciter à faire alliance avec les O. Moqrane. Chez les Qbaïls, les notables des Djemaa, « les tê- tes de soff », étaient surtout préoccupés de ne pas se laisser dominer par l’élément religieux, qui, dans cette région, menaçait depuis longtemps d’absorber et d’annihiler les petits chefs locaux. Il y avait en effet, au milieu du pays, un sanctuaire célèbre : le tombeau, — ou plutôt l’un des deux tombeaux du grand saint kabyle, fondateur et patron de l’ordre religieux des khouans Hahmanya, Sidi-Mohammed-ben-Abderrahmane-Bougoubrine(1). ______________________________________________________________________ 1. Les Qbaïls sont certains d’avoir, en 1791, enterré aux Aït-Smaïl le vrai corps de Ben-Abderrahmane et d’avoir, par une garde rigoureuse, empêché toute substitution de  Depuis quatre-vingts ans, la garde de ce sanctuaire avait été l’objet de luttes nombreuses entre les descendants plus ou moins authentiques du saint et les moqaddems Rahmanya, qui, fi nalement, l’avaient emporté. Mais, comme la possession de ce sanctuaire par un moqaddem appartenant à un des soffs du pays avait jadis eu des inconvénients, nous étions intervenus, en 1860, pour confi er la garde du tombeau miraculeux à un moqaddem choisi hors du pays, et, d’ailleurs, agréé par Chikh-el-Haddad, qui l’avait imposé aux Aït-Smaïl(1). L’individu que nous avions reconnu comme oukil de la zaouïa de Bougoubrine était d’une famille maraboutique des Beni-Djaad, tribu voisine ; il se nommait El-hadj-Mahmed-ben-Mohamed-el-Djaadi. C’était un homme pieux, ami de la paix, très charitable, et qui, par sa sagesse et sa piété, avait se s’attirer la vénération de tous, en dépit des jaloux et des envieux qui convoitaient sa place. Son attitude vis-à-vis de nous avait été, pendant dix ans, des plus correctes, et, lorsque le bachagha Moqrani s’était révolté, il avait personnellement affi rmé son amour de la paix en combattant par la parole les fauteurs de désordre, et en usant de son autorité spirituelle pour empêcher les adhésions isolées à la cause des seigneurs de la Medjana. Sans cette intervention, les défections et les troubles eussent probablement commencé un mois plus tôt, car les Ouled-Moqrane avaient dans le pays des agents actifs, et même d’anciens amis, fi ls de ceux qui avaient connu et assisté le khalifat à l’époque du bey Ahmed. Dans l’ancienne confédération des Aït-Setka(2) notamment, les Ouled-Moqrane avaient de nombreux partisans : toute la fraction des ______________________________________________________________________ cadavre : ils ont, du reste, ouvert le tombeau et vérifi é l’authenticité du mort enseveli. Mais, pour les croyants, Dieu a permis que le corps du saint se dédoublât le lendemain de sa mort, afi n que des disciples, venus d’Alger, pussent emporter ce second corps qui fut inhumé en grande pompe au Hamma, cimetière musulman d’Alger (près le jardin d’essai). Depuis, les deux tombeaux sont l’objet de pèlerinages nombreux, et le saint a conservé l’épithète de « l’homme aux deux tombeaux (Bougoubrine). — Voir, pour plus de détails, Marabouts et Khouans, chap. XXX. 1, Il y a ici une légère divergence avec ce que l’auteur a dit, pages ‘58 et 459 du livre Marabouts et Khouans. De nouveaux renseignements lui ont permis de rectifi er ici ce qu’il avait écrit en 1884 sur la rivalité de Mohammed-ben-Djaadi avec Chikh-el-Haddad, rivalité qui a pu exister, mais qui avait cessé en 1860. 2. L’ancienne confédération des Aït-Setka compte sept tribus : louadiène (3,753 habitants) ; Aoukdal (2,300 h.) ; Aït-Ahmed (2,389 h.) ; Aït-Chabla (1,295 h.) ; Aït-Irguène (1,161 h.) ; Aït-Ali-ou-Illoul. (1,445 h.) ; Aït-Boucheunacha (1,766 h.) ; soit en 1871, pour les Aït-Setka, 14,109 habitants.  Aït-Ali-ou-Illoul leur était acquise, y compris l’amine-el-oumena Mohammed-lhaddadène ; le khodja de Boumezrag, Mohammed-ChérifNaït-Yahia, et un de ses meilleurs deïra, Ahmed-ou-Kaci-Naït-Kaci, étaient aussi de cette fraction. Dans les Aït-Chebla, Si-el-Mahfoud(1) était un ami particulier des Ouled-Moqrane ; il fut, dès les débuts, l’agent le plus actif et le correspondant assidu de la Medjana. Il avait signalé avec indignation au bacbagha, Moqrani la conduite de Si-Mahmed-el-Djaadi, qui, lorsqu’on parlait de djehad, prêchait la paix et la soumission aux Français, lui, le personnage religieux le plus en évidence dans le pays ! Si-Mahfoud était consterné et découragé. Le bachagha le réconforta par la lettre suivante : « ... Nous vous avons écrit pour vous apprendre que nous nous étions levés pour le djehad ; vous nous avez répondu. Votre lettre, nous est parvenue, nous l’avons lue : vous nous dites que vous tiendrez la parole que vous nous avez donnée, et que vous voulez vous insurger, mais que vous avez peur des Beni-Smaïl et de leur chikh(2) Mahmed-el-Djaadi, lequel, fort de l’appui de sa tribu, refuse de seconder vos projets, et les entrave en disant aux siens « Ne vous révoltez pas, gardez-vous de suivre les partisans du désordre, qui courent à une perte certaine ; jamais nous ne serons avec eux. » Lorsque vous avez entendu cela, votre ardeur s’est ralentie; c’est, en effet, une chose étrange ! Ce chikh et les autres devraient être les premiers à appeler les tribus au djehad et à se vouer au triomphe de la religion ! Et, cependant, c’est lui qui dit à tous qu’il ne résultera aucun bien de cela pour personne ! Quel langage ! Son cœur, certainement, déborde d’impiété. Il sera dévoré de remords. «Quant à vous, ô mes amis, si vous êtes fi dèles à la parole donnée, vous marcherez en masse sur Bordj-Boghni, puis tous vous vous porterez contre Dra-el-Mizane ; et, si le chikh El-hadj-Mahmed-el-Djaadi et sa tribu vous barrent le passage, frappez-les, tuez-les, et n’ayez aucune crainte, Dieu récompensera ses serviteurs... » L’oukil, gardien du tombeau de Bougoubrine, n’était pas le seul moqaddem hostile à la prise d’armes du bachagha ; tous ceux qui, sans ______________________________________________________________________ 1. Il y avait en 1871, appartenant à la tribu des Aït-Cherfa des Gechtoula de Drael-Mizane, un autre Si-el-Mahfoud-ben-el-Hadj, alors spahi et éclaireur prisonnier en Prusse. Si-el-Mahfoud-el-Chebli, l’ami de Moqrani, est mort en 1872. 2. Le mot chikh est ici employé dans le sens de chef religieux et est l’équivalent de moqaddem. 260 LA KHOUANNERIE arrière-pensée, étaient dans la main de Chikh-el-Haddad professaient les mêmes idées, et, parmi eux, on doit citer Rabia-ben-Ali-el-Amraoui, parent par alliance du chef de la zaouïa de Seddouq, la fois moqaddem et amine el-oumena des Mechtra depuis un an. Quand, le 9 avril, on sut que le djehad avait été proclamé à Seddouq, il y eut une grande émotion; mais les moqaddems restèrent, d’abord hésitants, et se contentèrent d’envoyer des émissaires à Seddouq, sans vouloir agir de suite, comme les incitaient les partisans des Ouled-Moqrane. Le 11 avril, deux reqqab de Chikh-el-Haddad arrivèrent chez Mahmed-el-Djaadi, porteurs de la proclamation du grand-maître de l’ordre. C’étaient le bachadel Si-Mohammed-Areski des Mechtra, et SiAkli-Naït-Bouzid des Aït-Mendès. Tous les moqaddems furent convoqués le soir même à Alma-Dinar. On y fi t la prière en commun, suivant le rituel de l’ordre, et on y lut la lettre de Chikh-el-Haddad, que les reqqab complétèrent par des instructions et des recommandations verbales de nature à entraîner les Qbaïls. Ils répétèrent les dires d’Aziz relatifs aux dépossessions probables et aux augmentations d’impôts que la France, ruinée, allait exiger d’eux pour payer les Prussiens. Puis, s’adressant à l’orgueil des moqaddems, ils les adjurèrent de profi ter des circonstances pour montrer à tous ces Qbaïls, si peu dévots et si parcimonieux dans leurs rares ziara, que les khouans, placés sous la direction des successeurs spirituels du grand saint kabyle dont ils possédaient le miraculeux tombeau, étaient, de par la volonté d’Allah et les mérites de son ouali Sidi-ben-Abderrahmane-Bougoubrine, autrement puissants et invincibles que tous ces marabouts locaux qui, en 1853(1) et 1857, n’avaient pas pu préserver le pays de la conquête française. Ahmed-el-Ounis, qui, pendant dix ans, avait été amine-el-oumena des Mechtra, et qui n’avait pu pardonner à Rabia-ben-Ali-el-Amraoui de l’avoir remplacé, parla de l’alliance et des succès de Moqrani, qui déjà avait détruit la ville de Bordj-bou-Arreridj ; il dit que c’était de ce côté qu’on devait prendre les ordres pour agir, et que la première chose à faire était de s’affi rmer en empêchant le marché et en saccageant l’usine de Boghni. A la fi n de la réunion, tous les moqaddems s’étaient engagés à entraîner leurs fractions dans le mouvement. ______________________________________________________________________ 1. La soumission des Aït-Setka fut, en 1853, l’œuvre personnelle du marabout et bachagha Sid-el-Djoudi.  Il fallut toutefois plusieurs séances pour se mettre d’accord sur ce qu’il y avait à faire; on craignait les tribus de l’ancien makhzène; les amines-el-oumena et les moqaddems se disputaient le commandement, et on ne voyait personne pour prendre la direction générale dies opérations à tenter. Le 16 avril, les partisans des O. Moqrane, trouvant que les choses ne marchaient pas assez vite, fi rent une nefra sur le marché de Boghni. Les indigènes refusèrent de payer les droits de place, et quelques coups de feu furent tirés sur les mokhaznya préposés à la surveillance ; mais le capitaine Thouverey, chef du bureau arabe, arriva aussitôt, et rétablit l’ordre. Le chef d’escadrons Moutz, commandant supérieur du cercle, fi t mettre en état de défense le village européen situé en contrebas du Bordj, et il prit ses dispositions en prévision d’une attaque qu’on lui annonçait comme imminente. Il fi t occuper le vieux bordj turc de Boghni par un offi cier et vingt-cinq zouaves, et fi t camper à proximité de l’usine Garo, établie sur ce point, les goums des tribus dont la fi délité lui paraissait certaine. Le mardi 18, les Maatka vinrent pour attaquer cette usine ; mais, la trouvant gardée, ils se retirèrent. Dans la soirée, l’amine-el-oumena Rabia-ben-Ali-el-Amraoui prévint les Européens que les Mechtra, conduits par Ahmed-el-Ounis, et grossis des Maatka, marchaient en force sur l’usine. Il offrit de conduire le gérant et les ouvriers au bordj de Boghni, près l’offi cier, et de rester lui-même avec ses khouans pour protéger l’établissement. Cette proposition fut acceptée, et les Européens partirent se réfugier au vieux bordj. En ce moment, le commandant supérieur recevait aussi avis de l’attaque projetée. Le bordj de Boghni n’était pas défendable, car il n’avait pas d’eau, et, avec ses vingt-cinq hommes, il ne pouvait rien protéger. Le commandant envoya immédiatement le goum faire rentrer le détachement et les ouvriers de l’usine. Le mouvement se fi t dans la nuit, et les clefs furent remises aux amines-el-oumena des Beni-Smaïl, Frikat et Mechtra, restés fi dèles. Quant à Rabia-ben-Ali(1), une fois sa conscience tranquille vis-à- vis des gens avec qui il avait eu de bonnes relations, il ne s’occupa plus de l’établissement. ______________________________________________________________________ 1. Rabia-ben-Ali-el-Amraoui fut condamné en Cour d’assises aux travaux forcés à perpétuité, Mahmed-el-Djaadi à la déportation. Le 19 avril, à trois heures, des bandes de gens des lgouchdal et des Maatka envahirent l’usine, bousculèrent les gardiens, et, après avoir pillé et saccagé tout le matériel, mirent le feu aux constructions. Dans la nuit du 19 au 20, El-Djaadi, voyant que s’il n’agit pas il va perdre sa prépondérance au profi t de l’élément laïque, fait allumer autour de sa zaouïa des feux de signaux par lesquels il fait connaître à ses moqaddems que, le lendemain matin, tous les khouans et tous les croyants doivent se réunir à lui pour commencer la guerre sainte. Le 20 au matin, quand plusieurs milliers de Qbaïls sont déjà arrivés en armes autour de la zaouïa, Mahmed-el-Djaadi, accompagné de l’amine-el-oumena des Aït-Smaïl, Mohammed-ou-el-hadj-Belgacem, qu’il a déjà fait reconnaître comme sou khalifat, sort de la mosquée suivi de nombreux khouans psalmodiant le dikr des Rhamanya. Il porte déployée la bannière de monseigneur Abderrahmane-Bougoubrine, sainte et véné- rée relique qui, depuis des années, couvrait le miraculeux tombeau. Sur l’ordre des moqaddems et des notables, les contingents armés se forment en une longue ligne qui barre toute la vallée eu vue de Drael-Mizane. Mahmed-el-Djaadi, grave, solennel, toujours suivi de son khalifat et de ses khouans, passe en revue les Qbaïls, et vérifi e leur groupement sous les ordres des moqaddems e t des amines agréés ou nommés par lui au nom d’Aziz. Là se trouvent : à la tête des Ifl issène-Imkirène(1) et Imzalène, le vieil amine-el-oumena Si-Ahmed-ben-Belgacem, encore vigoureux et plein d’entrain malgré ses quatre-vingts ans et sa cécité presque complète ; avec les Mechtra, le moqaddem et l’amine-el-oumena Rabiaben-Ali et le bachadel Mohammed-Areski ; puis Ahmed-ou-Lounis ; le caïd Ahmed-ben-Aïssa, jadis décoré pour fait de guerre, et commandant aujourd’hui contre nous la tribu des Harchaoua ; le caïd Mohammedben-Tobal, avec les Abid ; Ahmed-Amar-Amziane, àla tête d’un soff des des Nezlioua, et bien d’autres encore, dont Mahmed-el-Djaadi fait le ______________________________________________________________________ 1. Les Ifl issène (Flissa en arabe) étaient divisés en trois confédérations : 1° Les Ifl issène-el-Bahr, ou Flissa de la mer, au nord de Fort-National et sur le littoral, comprenaient les fractions des Aït-Zerara, Tifra, Aït-Ahmed, Aït-Zaouaou (5,800 habitants) ; 2° Les Ifl issène-Oum-el-Lill, autour de Bordj-Menaïel, tribu des Ben-Zamoun, offi ciellement dénommée Beni-Amrane et formant depuis 1868 (31 octobre) les quatre douars-communes des Beni-Chenacha, Oued-Chindeur, Rouafa, Beni-Mekla (8,520 habitants) ; 3° Les Ifl issène-Imkirène et Illissène-Imzalène des environs de Dra-el-Mizane (10,000 habitants), — entourent aujourd’hui le village de Tizi-Renif.  dénombrement, lançant d’une voix haute et vibrante les noms des chefs et les chiffres des contingents, puis psalmodiant ensuite, sur chaque groupe de combattants, une de ces courtes prières qui, par les mérites de monseigneur Ben-Aberrahmane-Bougoubrine, ouvrent sûrement le paradis aux vrais croyants. Sa revue terminée, Mahmed-el-Djaadi réunit les moqaddems et les chefs des groupes, qui, après quelques paroles échangées, reviennent annoncer à leurs troupes que l’on va marcher contre les Français. Cependant le commandant Moutz a rassemblé le goum de la grande tribu des Nezlioua, qui, à l’exception d’un de ses soffs, est restée groupée autour du bordj. Son caïd, le brave Ali-ben-Telaach, et se frères, guerriers renommés, sont à la tête de cette cavalerie, qui s’ébranle le fusil haut, et part avec entrain. En face, Mahmed-el-Djaadi, calme et impassible, marche lentement un peu eu avant des colonnes rebelles ; il porte toujours déployée la bannière de monseigneur Ben-Abderrahmane-Bougoubrine. Quelques pas encore, et notre goum, lancé ,au galop, va culbuter le porte-drapeau et son état-major de khouans, quand, soudain, nos cavaliers font cabrer leurs chevaux, s’arrêtent brusquement, sautent à terre et se précipitent pour embrasser la main ou le pan du bernous de Mahmed-el-Djaadi. A ce spectacle, les Qbaïls ont suspendu leur marche ; bon nombre de khouans sont convaincus que c’est la bannière du saint patron des Rahmanya qui a arrêté le goum au service des infi dèles ; et ceux qui savent que, la veille au soir, le caïd a eu une entrevue secrète avec le moqaddem, se gardent bien de parler. Mahmed-el-Djaadi, satisfait de l’effet produit, voudrait bien en rester là ; il parle de remettre au lendemain l’attaque des barricades, afi n d’avoir des contingents encore plus nombreux. Ahmed-ben-Telaach, frère du caïd, et moqaddem convaincu, insiste pour agir sans délai : il ne faut pas que les habitants de Dra-el-Mizane aient le temps d’achever leurs ouvrages de défense et d’organiser leur résistance. Son avis l’emporte, et on marche, cette fois, sur les cinq barricades qui ferment les rues du village. Des miliciens et quelques zouaves sont en arrière ; leur feu, bien dirigé, arrête les assaillants ; et, pendant que Mahmed-el-Djaadi se met en prière avec ses principaux khouans, les Ben-Telaach essayent de tourner l’obstacle, et vont passer ; avec leurs contingents, entre le village et le fort. La manœuvre est aperçue par le commandant Moutz, qui, aussitôt, fait sonner la retraite pour rappeler les défenseurs des barricades. Tous se replient sans encombre, sauf un gendarme et trois miliciens attardés à la défense de la caserne de la gendarmerie. Le cheval du gendarme est tué, les hommes sont entourés ; l’un d’eux, atteint de plusieurs coups de feu, tombe blessé et est achevé dans sa fuite. Les autres rentrent sains et saufs ; le village est aussitôt envahi, pillé, et en partie incendié sous le feu du fortin, feu qui reste sans grand effet, car El-Djaadi et Ben-Télaach ont prescrit de ne pas brûler les maisons de la rue en façade sur le bordj, et ils les font relier entre elles par des constructions rapides. En même temps, les murs sont crénelés et garnis des meilleurs tireurs du pays. Mais les rebelles, malgré leur nombre, n’osent se risquer à attaquer de vive force le bordj, qui, cependant, n’est défendu que par 150 hommes des zouaves et du train, quelques colons-miliciens et 27 indigènes, spahis, mokraznya, tirailleurs ou volontaires. Le 22, les rebelles envoyèrent un parlementaire offrant de laisser partir sans les inquiéter la garnison et les colons. Le parlementaire fut mis en prison, ce fut la seule réponse faite. La journée du 20 avril, qui fut celle où commença le blocus deDra-el-Mizane, est aussi la seule qui mérite d’être racontée. A partir de cette date jusqu’au 2 juin, jour où le fort est débloqué par le général Cérez, il ne se passa rien de bien remarquable. Ben-Djaadi a bien pu, un jour, entraîner tout le pays à une grande démonstration contre les Français, mais c’est un homme de zaouïa, qui ne sait que prier, pontifi er et parler. Il n’a pas le tempérament guerrier, et personne dans le pays n’est en situation d’être reconnu comme chef suprême des forces insurrectionnelles. Les anciennes tribus makhzène suivent le mouvement sans enthousiasme ; elles le subissent, mais elles ne veulent ni ne peuvent le diriger ; elles sont suspectées à la fois par les Qbaïls, qui rêvent l’autonomie locale, et par les moqaddems, qui leur reprochent leur tiédeur religieuse et leurs compromissions avec les infi dèles ; les Nezlioua en particulier ont une attitude inquiétante ; tout ce qui n’est pas du soff des Ben-Telaach est dans le bordj ou pour les Français(1) ; les Ben-Telaach ______________________________________________________________________ 1. L’arrêté de séquestre du 7 décembre 1874, révisant les arrêtés précédents, après plusieurs enquêtes ne trouva comme gravement compromis que Slimane-ben-Telaach, ses deux fi ls et Amer-Naït-Chikh. Tous quatre furent séquestrés nominativement ; soixante-neuf autres nezliouïa furent nominativement exemptés de séquestre en raison de leur bonne conduite. — Le reste de la tribu, qui s’était soumis à l’apparition de la colonne Cérez, fut frappé de séquestre collectif.  sont des ambitieux et des étrangers peu sympathiques, que ni les moqaddems ni les Qbaïls ne veulent servir. Aux Harchaoua, même attitude ; deux individus seulement montrent du zèle pour le djehad SiSghir-ben-Madjoub et Aïssa-ben-Rabah(1) ; les autres sont tièdes et le caïd marche visiblement à contrecœur, ce qui ne l’empêche pas de bien se battre le cas échéant. Quant aux Abid, ils n’avaient jamais eu aucune cohésion et chacun agissait à sa guise. Dans chacune des fractions kabyles il y avait au moins deux ou trois personnes aspirant au commandement et ne voulant pas être en sous-ordre ; c’était partout : le moqaddem, puis l’amine-el-oumena en fonction, puis l’amine-el-oumena élu ou acclamé par un soff mécontent, puis un nombre variable d’énergumènes ou d’ambitieux que les documents offi ciels qualifi ent de chef des rebelles de la fraction, instigateur, meneur, agent de Moqrani, agent de Chikh-el-Haddad, etc. En résumé, les indigènes devant Dra-el-Mizane n’eurent pas de chef ou plutôt en eurent trop ; leur accord se borna à organiser des tours de service pour maintenir étroitement le blocus. Le plus énergique et le plus actif des rebelles fut encore l’amineel-oumena des Ifl issène, Si-Mohammed-bel-Belgacem, un octogénaire presque aveugle. Ce fut lui qui fi t enlever, dans les ruines du fort Turc de Boghni, deux vieux canons hors de service et des boulets abandonnés là depuis la conquête. Avec un chariot de colon, laissé chez lui en dépôt, il fi t un affût ; avec des rouleaux et des madriers pris dans le village, il fi nit par mettre les deux pièces en batterie, le 27 au soir ; alors, après avoir dans la journée renouvelé à la garnison les propositions d’évacuation, les rebelles commencèrent le soir même à envoyer leurs coups de canon sur le bordj. Pendant toute la durée du blocus, ils tirèrent avec ces pièces jusqu’à trente-deux coups. Les très rares boulets qui arrivèrent dans le bordj n’avaient aucune force ; ils ne causèrent ni dégâts ni blessures, et, un jour, dans une sortie faite par la garnison, non pas pour atteindre un ennemi invisible et circonspect ; mais pour faire du bois, une des deux pièces restée sans gardien fut enclouée. Tout le blocus se borna donc à l’échange de coups de fusil isolés entre les meilleurs tireurs du bordj et ceux des tribus. Un des plus ______________________________________________________________________ 1. Seuls ces deux indigènes furent frappés de séquestre nominatif par arrêté recti- fi catif du 23 janvier 1875, qui spécifi a que le caïd Ahmed-ben-Aïssa, en raison des services rendus pendant l’insurrection (à la colonne Cérez), ne resterait frappé, comme le reste de sa tribu, que du séquestre collectif. adroits était Amar-ben-Telaach, le plus jeune des frères du caïd des Nezlioua. Il s’était procuré un chassepot provenant de quelque spahi déserteur, et, embusqué à 1,200 mètres du bordj, il tirait avec une rare adresse sur tous les défenseurs qui se montraient à découvert. Deux colons(1) furent ainsi tués, alors qu’ils étaient montés sur les parapets des bastions. D’ailleurs, sauf la réclusion et l’impossibilité où on était, vu le petit nombre de défenseurs, de faire des sorties alors que les masses ennemies campaient à plus de 2,000 mètres du bordj, le blocus ne fut pas très pénible. On ne manqua d’aucune des choses essentielles à la vie, et la meilleure harmonie ne cessa de régner entre les assiégés(2). ______________________________________________________________________ 1. MM. Oustry père et Blasca. 2. La suite des faits relatifs à la région de Dra-el-Mizane se trouve au livre III, chapitre II : AUTOUR DU HAMZA, et chapitre V : DANS LE DJURDJURA.

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